Le Maître Boulanger
 
Source : Internet
Lee Ka Tung / essai

J'ai toujours aimé manger de savoureux pains. Il y avait quelques boulangeries juste à l'extérieur de mon domicile ; j'avais essayé le pain dans toutes ces boulangeries, et je savais quelle boulangerie vendait les meilleurs types de pain.

Depuis ces derniers mois, un inconnu commençait à me livrer du pain. C'était un homme jeune. Le gardien de mon immeuble lui demandait qui il était, mais ce dernier refusait de répondre ; il disait seulement que son employeur était un lecteur fidèle du professeur Lee, et qu’il avait entendu dire que le professeur Lee aimait manger du pain, d'où ces livraisons.

Ces pains étaient vraiment d'excellente qualité. En prenant le pain français comme exemple, le pain français livré ici était très doux, avec une croûte brune, une belle forme, et un goût à la fois savoureux et doux. En outre, il y avait un gros pain ayant la forme d'un gâteau, qui était aussi très doux et dont la texture était particulièrement unique. Ce pain extra-doux avait une croûte brune avec du sucre entièrement saupoudré sur le dessus, il pouvait être consommé en tranches, et les raisins secs étaient dispersés uniformément à l'intérieur. Que ce fut en tranches épaisses ou fines, c'était tout aussi bon. J'en avais cherché dans toutes les boulangeries à Taiwan, et ne pouvais pas encore trouver ce type de pain.

Un jour, lorsque je rentrais à la maison, je vis ce jeune homme. Il était en train de monter sur sa moto pour partir, je le suivais en cachette. Heureusement, il y avait peu de voitures sur la route, donc je réussissais donc à suivre ses traces et à trouver également cette boulangerie.

 

Je m’arrêtai et descendis de la voiture. J’étais accueilli par une délicieuse odeur de pains français. A ce moment-là, il était 17h30, c’était normalement le temps où le pain français sortait du four. J’entrai dans la boulangerie et je vis le Maître Boulanger porter un grand plateau de pains fraîchement cuits et les poser sur l’étagère. Je supposais qu'il était le Maître Boulanger comme il portait une tenue blanche avec un chapeau utilisé par les professionnels. Il était assez jeune.

La porte de la cuisine s’ouvrit de nouveau, et cette fois-ci, c’était du pain français. Je voyais quelqu'un emballer les pains fraîchement cuits dans des sacs en papier imprimés avec le logo d'un grand restaurant. Apparemment, ces pains devaient être livrés à ce grand restaurant. Naturellement, à l'entrée de la boulangerie, il y avait un véhicule de ce grand restaurant stationné devant qui attendait pour récupérer ce lot de pain français.

 

Après que les pains français furent emportés, le Maître Boulanger me remarqua soudainement. Il me demanda si j’étais le professeur Lee et je répondis : « oui ». Il dit que son patron lui avait rappelé que si M. Lee venait rendre visite, il devait lui réserver un bon accueil. Il ouvrit doucement la porte et m’invita à m’installer à l'intérieur. Je m’apercevais que la décoration dans la salle me rendait très à l'aise, avec des poupées en tissus éparpillées autour. Il y avait au milieu de la salle une petite table ronde qui était couverte d’une nappe imprimée avec des motifs de petites fleurs et sur laquelle était aussi posé un vase à fleurs. Tranquillement, le Maître Boulanger emporta le vase et me demanda d'attendre. Je m’asseyais à côté de cette petite table ronde, et voyais l’ombre d’un arbre à l’extérieur via la fente de la fenêtre. La fenêtre avait des cadres carrés et les rideaux étaient en coton suisse blanc. Il semblait que le propriétaire de cette boutique était quelqu'un qui avait bon goût.

Le Maître Boulanger apporta un plateau d'argent. Il avait en fait préparé un goûter pour m’accueillir. Le thé était du « thé de Yorkshire » et il y avait non seulement du pain mais aussi des biscuits dans la collation. La théière, les tasses de thé, et le plateau étaient tous en porcelaine européenne, et je voulais vraiment les soulever pour voir de quelle marque ils étaient. Le Maître Boulanger restait avec moi pour savourer le goûter. Comme ces aliments venaient d’être sortis du four, ils étaient bien sûr très délicieux. Toutefois, le Maître Boulanger dit que quelque chose d’encore plus fascinant allait suivre.

Qu’est-ce qui était si fascinant ? C’était une sorte de galette grillée, enroulée, avec de la farce à l'intérieur. Dès la première bouchée, je découvris la sauce de la farce trempée à l’intérieur. La farce était déjà bonne, comme la sauce était absorbée par la galette, celle-ci était encore plus savoureuse. Je demandai au Maître Boulanger ce qu’était la farce. Avec surprise, il garda un suspense et dit que cela devait être conservé comme un secret. Cependant, la seule chose qu'il m’eût révélée, c’était qu'il changeait la farce presque tous les jours. Même si je n’étais pas très intelligent, je savais qu'il avait utilisé des légumes et de la viande hachée pour la farce et les avait ensuite mélangés avec un peu de sauce. Je devinais que les légumes avaient été hachés finement, et qu’il devait y avoir de la sauce. Il me dit aussi que ce type de galette devait être grillé au charbon de bois. Il expliqua que si elle n’avait pas été grillée au charbon de bois, elle n’aurait certainement pas autant de saveur ; le temps de cuisson ne devait pas être trop long, pour éviter que la sauce ne fût trop absorbée par la galette et ne la rendît trop molle.

En dégustant et buvant, j’entendais des bruits de gens à l'extérieur. En fait, beaucoup de clients étaient aussi en train de savourer les galettes grillées, sorties du four une fois par jour. Le Maître Boulanger leur dit que les galettes étaient grillées seulement une fois par jour, qu’elles devaient être consommées sur place, et ne pouvaient pas être emportées, car elles ne seraient pas bonnes une fois refroidies. Chaque client ne pouvait acheter que deux pièces, mais le propriétaire offrait aux clients du café ou du thé gratuitement. Je n’osais pas demander le prix ; je pensais qu’elles ne seraient pas bon marché comme il y avait du café ou du thé gratuit. Je jetai un coup d'oeil à ces clients. Ils ressemblaient tous à des ingénieurs du parc scientifique de Hsinchu (la Silicon Valley Taiwanaise). L'un d'eux dit aux autres qu'il devait retourner rapidement au travail pour faire des heures supplémentaires. Ces clients étaient très coopératifs, car lorsqu’ils avaient fini de manger, ils remettaient automatiquement le magasin dans son état de propreté initial.

Je devenais très curieux au sujet du propriétaire de cette boulangerie, et demandai au Maître Boulanger si je pouvais le rencontrer. Le Maître Boulanger dit que le propriétaire serait certainement d'accord. Il me demanda de me reposer sur le canapé et alla chercher le propriétaire.

Pendant que j’attendais encore le propriétaire, un jeune homme arriva. Il tenait une grande enveloppe et dit que le propriétaire voulait que j’y jetasse un oeil. J’ouvris l'enveloppe et la trouva remplie de copies d'examen de mathématiques. Toutes les questions étaient sur le calcul mental ; par exemple, 15 x 19, avec la réponse écrite sur le dos. L’élève ne pouvait pas faire la multiplication de façon normale, mais devait utiliser le calcul mental pour trouver les réponses.

Je m’en souvenais. Il y avait dix ans, j’avais auparavant enseigné un élève de l'école primaire. Chaque fois après les cours, il pratiquait son calcul mental. Au début, il n’était pas si bon, mais devenait de plus en plus brillant, conservant toujours des notes en mathématiques plus ou moins à 19/20 (95%). Malheureusement, il avait quitté la ville de Hsinchu après avoir fait l'école primaire, et je ne pouvais plus l’enseigner. Sa famille n’était pas du tout aisée, et j’avais de temps en temps entendu dire qu'il ne faisait pas d’effort pour étudier. Bien que je fusse très inquiet, c’était au-delà de mes capacités et je ne pouvais rien faire pour l’aider. Au moment où il était au second semestre de sa première année d’école secondaire, je lui avais rendu visite et l'avais invité pour un bon repas dans un restaurant. Je l'exhortais à prêter attention à ses études, au moins à essayer de ne pas fumer, ni de se battre, ni de boire de l'alcool, ni de mâcher du bétel. Il hochait la tête à tout ce que je disais. Franchement dit, je me souvenais juste qu'il était extrêmement désobéissant à l'époque, avec un regard indifférent sur son visage.

Ce garçon n'avait pas continué ses études. Après avoir appris cette nouvelle, je lui avais écrit une lettre. Je lui avais fortement conseillé que premièrement, il ne devait en aucun cas travailler à KTV, et que deuxièmement, il devait apprendre une compétence afin de pouvoir s'établir dans la société dans l'avenir. Bien que je lui eusse envoyé plusieurs lettres, il ne m’avait jamais répondu.

Lorsque je me retraçais ces souvenirs, le patron arriva. En fait, le Maître Boulanger était bien le patron, et il était aussi l'élève que j’avais enseigné dans le passé ; je ne l’avais pas du tout reconnu. Il dit que lorsqu’il était à l’école secondaire, la situation financière de sa famille était assez pauvre ; non seulement il n'avait pas d'argent pour payer des cours particuliers, mais parfois, il n’avait pas non plus les moyens pour payer les frais de scolarité et les repas scolaires. Il savait qu'il ne réussirait absolument pas les examens pour un établissement secondaire public et ne pouvait certainement pas non plus se permettre d'étudier dans un établissement secondaire privé. Il abandonna alors ses études. Avec toute honnêteté, il me dit qu'il aurait bien aimé faire des études, mais qu’en raison de la situation familiale pauvre, il ne pouvait pas se concentrer sur les études. Un jour, il avait couru dans l'Université Tsing Hwa pour s’amuser, et avait vu ces étudiants universitaires qu'il admirait beaucoup. Quand il était rentré chez lui, il avait rêvé d’être devenu un étudiant à l'université ; mais lorsqu’il s’était réveillé, il avait pleuré.

En raison de la situation pauvre de sa famille, il ne voulait pas étudier, et à un moment donné, il avait effectivement ressenti de l’autodestruction et de l’auto-renoncement. Heureusement, grâce au soutien continu de son professeur, il n’avait pas trop déraillé. Cependant, durant sa troisième année, il voyait d'autres étudiants qui préparaient tous leurs examens, alors qu’il ne s’en préoccupait pas du tout. D’apparence, il prétendait qu'il était indifférent, mais au fond de lui-même, il était fortement désespéré.

Juste à ce moment-là, il reçut ma lettre. Il pensait que je le blâmais pour avoir abandonné l'école ; il ne devinait pas que je ne le blâmais pas du tout, mais l'encourageais uniquement à développer au moins une compétence. Il se souvenait que je l'avais emmené une fois au restaurant pour déjeuner. Après le déjeuner, je lui avais acheté beaucoup de pains qui se trouvaient sur l'étagère et il se souvenait encore maintenant que le pain était savoureux.

Avant de terminer le premier cycle de l’enseignement secondaire, il était allé à la recherche d'un emploi dans ce restaurant. Avec chance, il avait réussi à trouver un poste immédiatement. Dès lors, à part les quelques années de service militaire, il avait consacré tout son temps dans l'apprentissage de la fabrication du pain. Il y avait deux ans, il avait créé sa propre entreprise, et ouvert cette boulangerie.

Il dit qu'il avait souvent voyagé à l'étranger dans divers circuits. Outre le tourisme, il avait également prêté attention aux techniques de fabrication du pain par les étrangers. En Russie, il avait découvert le bon goût et la belle apparence du gros pain rond russe, mais il ne savait pas qui il pouvait reconnaître pour maître. Plus tard, dans un éclair d'inspiration, il alla à Harbin pour trouver son maître. À Harbin, il y avait beaucoup de boulangeries spécialisées dans le gros pain rond russe. Un maître décida de lui enseigner la technique avec générosité, sachant qu'il était venu de Taiwan, un pays lointain. C’était ainsi qu'il avait appris la technique de fabrication du pain russe. Quelques jours auparavant, plusieurs ingénieurs russes étaient venus dans sa boulangerie, et en utilisant le langage du corps, ils faisaient éloge de ses compétences de panification. A Harbin, il avait aussi appris à cuisiner des plats russes. Il me dit qu'il m’inviterait, dans un instant, à essayer de la véritable soupe russe, du Bortsch.

Quant aux galettes enroulées grillées, il avait appris à les préparer en Turquie. Elles étaient vendues comme des collations dans les petits commerces en Turquie. Les gens riches n’étaient pas trop intéressés par cette galette car ils considéraient que ce type de nourriture n’était pas assez chic. A son retour, il expérimenta cela, et découvrit que la farce chinoise était plus adaptée au goût national. Un jour, il avait grillé les galettes avec des légumes salés (xue li hong) et de la viande hachée, et tous ceux qui en avaient goûtées ne pouvaient s’empêcher d’en faire l'éloge.

Il me dit que son dîner du soir était un sandwich avec du pain français, des légumes salés (xue li hong) et du porc haché, ce qui était aussi sa propre invention. Il m'emmena dans sa cuisine pour voir comment il faisait de la soupe d’oignons au gigot d’agneau braisé. J’en buvais alors un bol sur place, puis il dit qu'il avait appris à préparer cette soupe au Xinjiang. Je n’avais jamais pensé que la soupe à l’agneau pouvait être si délicieuse et sans aucune odeur d’agneau.

Bien que mon élève ne m’eût jamais répondu à mes lettres, il ne m’avait jamais oublié. Il n'avait pas répondu à mes lettres, car durant ce temps-là, c’était la période de la rébellion de la jeunesse. Un jour, il parla de moi à son épouse, et sa femme lui suggéra de me livrer du pain régulièrement. Il avait toujours eu le pressentiment qu'un jour, nous nous rencontrerions à nouveau.

En ce qui me concernait, c’était comme si une vie s’était déjà écoulée. Depuis qu'il avait obtenu son diplôme, j’avais perdu tout contact avec lui. Bien sûr, il me manquait tout le temps. Je craignais que, sans aucune qualification, il ne réussissait même pas à subvenir aux trois repas journaliers. Je n’avais jamais imaginé que sa vie était maintenant si bien. Dans le passé, je l'avais encouragé à apprendre un métier. Maintenant, il avait non seulement une compétence, mais aussi un savoir-faire unique.

Juste avant mon départ, je le testai avec quelques questions de calcul mental, et il me répondit correctement pour toutes. Quand il me raccompagna à ma voiture, il me demanda : « Professeur Lee, vous avez tant d'étudiants diplômés en doctorat, alors que je n’ai fait que le premier cycle de l’enseignement secondaire, voulez-vous bien me considérer aussi comme un de vos élèves ? » Je lui dis qu'il était bien sûr mon élève, qu’il était en plus toujours ma fierté et mon brillant élève, et que je craignais seulement qu'il ne me prenait pas pour son professeur. Après tout, je n’avais été que son professeur de cours privé.

Quand il apprit que je le considérais comme mon élève, son visage rayonnait avec un sourire. Ce sourire m'apporta une chaleur immense. En fait, je ne lui avais rien appris, excepté deux choses : « Ne vous égarez pas. Il faut avoir au moins une compétence. » Je n’avais jamais pensé que ces deux phrases seraient si utiles.